Un temps
s'écoule avant que je ne décide de m'asseoir à côté de Sarantu.
La vue de son visage m'a glacé le sang.
« Mais...
que vous est-il arrivé, Sar... euh... Thierry ?
- Maladie génétique. Tu sais maintenant pourquoi je suis entré chez les Mikava. Ma jeunesse a été atroce. La déformation était moins imposante, moins développée, mais les gamins étaient quand même cruels. J'étais un monstre à leurs yeux, et j'ai subi des moqueries durant des années, sans que cela ne se calme un jour. Pour ne rien arranger, j'étais premier de la classe, un intello aux yeux des gosses, et un extraterrestre à terme.
- … et les Mikava vous ont aidé.
- C'est ce que je croyais jusqu'ici. Je pensais être considéré comme quelqu'un de normal auprès d'eux, surtout que toutes les techniques employées sur Anuva rendaient mon handicap invisible. Ma voix était brouillée, mon visage remodelé, mais Feltro m'a éclairé. Au fil du temps, on croît que les gens commencent à se sensibiliser aux handicaps et aux maladies graves. Il faudrait nous aider, nous construire des structures d'accueil, des accès spécifiques, nous privilégier... Mais il n'y a que de l'hypocrisie. Les gens n'ont pas de pitié les handicapés, c'est juste qu'un phénomène de mode démarré il y a quelques années les force à nous accepter, sous peine d'être vus comme des êtres cruels. Personne n'envie notre condition, mais tout le monde aimerait être à notre place, au fond. Les situations en deviennent même grotesques. Nous ne réussissons pas un entretien d'embauche parce que nous en avons les compétences, mais parce que nous sommes handicapés, et qu'il faut nous laisser une place. Nous n'avons pas les places du premier rang au cinéma parce qu'on les a payées cher, ou qu'on a attendu toute la nuit devant le guichet, mais parce que nous sommes handicapés. Et des exemples comme ça, j'en ai plein. Les humains ne pensent qu'à eux, et une situation comme la nôtre devient enviable. Autrefois, on parlait de l'humanité comme d'un mot noble, qualifiant quelqu'un de solidaire, prêt à aider, capable d'éprouver des sentiments. La définition de l'humanité a fortement changé au cours du temps, et si nous en avions gardé la même, nous aurions pu dire que nous sommes humains après tout.
- … c'est terrible ce que vous dites.
- Et encore, Marc partage mon point de vue. Franchement, vois-tu un quelconque argument pour contrer cette vision ?
- … tout le monde n'est pas comme ça ?
- Si. C'est dans la nature humaine. J'aimerais pouvoir dire que je ne suis pas égoïste, que je ne pense pas qu'à moi, j'aimerais que les autres me croient ; mais à moins d'entrer dans mon esprit, on ne peut pas être certain de ma sincérité.
- On peut vous faire confiance.
- La confiance ne s'accorde qu'avec un jugement personnel, pas avec des faits. Pourquoi faire confiance à quelqu'un ? Ce sentiment n'est produit que par l'instinct, et en tant qu'humains, on se trompe, très souvent.
Il
désigne les panneaux derrière nous, où sont collées des affiches
représentant des politiciens de divers mouvements.
- Voilà un parfait exemple. Si tu ne devais te fier qu'au visage, pour qui voterais-tu aux prochaines élections ?
- Bah... euh... on peut pas se fier qu'au visage, vous savez.
- Ah, tu fais partie de ceux qui réfléchissent un minimum, c'est déjà ça. Maintenant, si tu te fies à leurs promesses, quel serait ton choix ?
- Il faut voir auprès de celui ou celle qui aura les meilleures idées, qui saura relever le pays.
- Et bim, tu tombes dans le panneau. Une promesse, ce n'est pas un acte. Élire un être à la tête d'une administration, c'est peut-être élire une idée, mais rien ne garantit que cette idée soit respectée. La politique est avant tout l'art du mensonge. Je me contrefous de celui qui sera élu, je sais d'avance qu'il y a de fortes chances pour qu'il ne tienne pas ses promesses, parce que trop dur, parce que mensonge, …
Une
des affiches m'intrigue. L'homme qui y est représenté ne semble pas
mis en avant pour sa bienveillance. Une sorte de slogan est inscrit
au bas de l'affiche ''Pour faire de ce pays un monde abject, où
l'amour et la haine ne feront plus qu'un.''. Sarantu m'interrompt.
- Non, lui, c'est un cas spécial. Il mise sur la franchise pour s'attirer les faveurs des électeurs. Tiens, justement, je peux te faire voir un extrait de son dernier meeting. »
Entre-temps,
Thierry a sorti un ordinateur portable de son sac, puis me montre une
vidéo. On y voit le-dit candidat, appuyé à une estrade, faisant un
discours.
''La
vie est bien sûr l'une de mes préoccupations premières. Qui
supporte encore la vue de tous ces grabataires qui polluent nos rues
? J'ai donc logiquement décidé de mettre un terme à la vieillesse.
Toute personne dépassant soixante ans sera immédiatement évacuée
vers un centre de finissage.''
Je
reste subjugué par l'originalité des propos. C'est à Marc de
reprendre.
«
Il ferait un excellent Migono. Le politicien de base essaie de
masquer ses véritables intentions, alors que lui dit la vérité.
Mentir, c'est devenu tellement banal. Pour se distinguer, rien de tel
que de véritables propositions traduisant l'intérêt personnel du
chef de l'État. Les retraites sont un gouffre financier ? Tuons les
vieux.
Thierry
referme son PC et conclut.
- La politique a permis à la nature humaine de s'épanouir, et de nous montrer que nous sommes capables de tout. L'Homme est calculateur, menteur, et égoïste ; et n'importe qui est capable de manier ces aspects pour se donner une image parfaitement opposée de ses véritables intentions.
Je
marque un temps, avant de poser une autre question.
- Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
- En tant que Chevalier chez les Mikava, j'ai eu du mal à renier ce poste, mais l'argumentaire de Feltro a pourtant suffi à pousser ma décision. Je ne retournerai pas sur Anuva, mais je ne rejoindrai pas les Migono pour autant, car j'ai quand même du mal à admettre que leur position soit la bonne.
Puis
Marc enchaîne.
- Quant à moi, j'envisage de rejoindre Feltro. Je suis définitivement convaincu par le discours des Migono, et je ferai de mon possible pour que d'autres personnes ne se laissent pas berner par les Mikava comme je l'ai été.
Je
réagis.
- Tu as été berné ?
- Oui, tu as déjà oublié ce pseudo-plan de sauvetage de Sarantu ? Je croyais rejoindre une organisation menée par des gens compétents, il n'en est rien.
- …
- Et toi, Igor, tu fais quoi ?
- Avant de me prononcer définitivement, j'ai un dernier truc à vérifier. Ne m'attendez pas. »
J'ouvre
une porte vers Anuva.
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